Papiers intimes

Lettera d’amorepapiers intimes

Cette série s’inspire du travail d’un ami, Léonardo Rosa, peintre et poète italien.
Il exposait en 1997 dans la galerie de l’association Start à Nice,
un ensemble de textes, d’encres et de cendres qu’il nommait lettera d’amore.
Il dédia cet ensemble à son épouse Sérena. J’aimais la sonorité du titre. La volupté du travail et sa douceur. Ces fragments de peinture me transportaient au-dessus des eaux langoureuses de la mythique Venise.
Un adagio d’illuminations. Je me disais qu’un jour, j’aimerais naviguer sur les notes de cette partition. Regarder le Monde, écouter le monde.

Je me suis souvenu de ma première lettre d’amour.
C’était en 1968. Les événements y sont pour beaucoup.
Je ne me rappelle plus du contenu.
Me connaissant et me souvenant de l’époque, il est à parier
que ce qui était écrit était de l’ordre d’un délire égotique agrémenté d’admirables stupidités. 
Je me souviens plus précisément de la manière dont j’ai échafaudé cette lettre.
C’était une suite de feuilles brunes, couleur carton, collées les unes aux autres avec une colle farineuse pour ne faire qu’un rouleau de papier. Le rouleau manuscrit de Jack Kerouac s’invitait à l’évidence dans mes pensées. À l’aide de bouts de bois taillés, j’ai écrit et griffé à l’encre sur la pelure de ces feuilles. Aucun souvenir de la couleur de l’encre. Bleue, violette ou noire ? Peut-être les trois.
Ce que je sais c’est que tout zigzaguait d’ivresse et de maladresse.
Il m’est impossible d’écrire une ligne droite.
Les pages étaient biffées de ratures et de gribouillages pour trouver un équilibre au texte rehaussé de dessins.
Dans ce barbouillage énigmatique, il devait y avoir un amour de Cy Tombly. Était-ce une lettre d’amour ou tout simplement un poème graphique cherchant son dessein amoureux.
Je ne reçus aucune réponse à cet envoi. L’affaire fut close.


Trente ans plus tard, les mêmes agitations sentimentales ont transpercé mon armure. Cœur émoussé d’émotions troubles.
La raison fut la rencontre improbable d’une personne improbable dans un endroit improbable : le désert.
Ma valise déchue d’histoires était en panne d’aventures, de rivages et de visages.


  1. Dans mon quotidien, la révolution numérique impose sa brutalité dictatoriale. Une ère nouvelle d’injonctions émerge. Mes textes deviennent clean et droits, sans bavure ni rature. Je me sens augmenté de je ne sais trop quoi avec ce sentiment d’avoir gommé de ma mémoire quelque chose d’indicible de mes souvenirs d’enfance. C’est ma langue. Celle qui ne se parle pas, celle qui s’écoute avec les yeux clos de l’innocence. C’est celle de mes lointains ancêtres, la langue des cieux et des gueux, de la Terre et des mers : les racines de mon être. La profondeur du regard de ma mère et le silence taiseux de mon père. Pour exister dans la complexité de cette ère du virtuel, je me dois de reconquérir dans ma chair la tendre morsure des allégories de ces chants.
    C’est sa lumière qui me fait vivre ici et là-bas mais plutôt là-bas qu’ici dans le balbutiement de ses murmures.

 
Aujourd’hui, je me rappelle de cette lettre écrite en 1968.
Graphique et délirante, elle amorçait la jeunesse de ma peinture et de ses repentirs. Je grattais le désespoir de mes doutes sur des surfaces sans pouvoir m’affranchir de la doxa du moment. Le piège.
Je restais dans la logique du cadre et de sa déconstruction.
Cette époque vivait dans les dires insensés des avant-gardes inspirées. Mariage confus entre l’art et la politique des porteurs de vérités. Une désertion du poétique.
Ô Gutaï, si loin et si près de l’effondrement de nos aspirations.

Les lettres de 1998 étaient intériorisées. Un silence tonique
masquait les foudres et le feu de l’orage.
Le choix de la typographie aérait la mise en page entre les textes et les photographies.
L’usage du digital devenait une expérience nouvelle.
Plus de matière. Plus d’odeur émanant des pots de peinture glycérophtalique, des colles, du tabac et des poussières miséreuses. Les toiles, les châssis, les pinceaux et autres babioles récupérées s’estompaient du décor de l’atelier bordélique.
Se substituait à cet endroit un autre espace fait d’écrans connectés
où un autre désordre évoquait l’esprit de l’atelier d’antan.


Dans cet espace, je compose aujourd’hui l’émergence d’images mentales. Mettre un doigt sur l’immatériel langage poétique et dire merde au réel. À l’inverse d’un peintre célèbre, je cherche mais ne trouve pas ce que je cherche.
Le nomade que je suis dérive sur le flux et les reflux de ses hésitations.
Une mer désespérée sans horizon.
Un fleuve et la source de mes limons. Mon bateau ivre.
Je m’enivre de ces envahissantes pérégrinations.
Sur le pont de mes incertitudes surgissent, hasardeuses, les lumières de mes ténèbres. Étrange sentiment de perte.
Cataplasmes d’aurores boréales et d’autres bizarreries.
Ces lettres se muent en papiers intimes et elles se déclinent en multiples saisons. C’est mon verger d’arbres fruitiers.
Elles sont le continuum de mon travail.
Je donne à voir sans filtre l’état de mes limites : le regard tendre de mes amours et l’amer de mes désamours, objets de mon continent noir. J’éponge la douleur du monde dans la cruelle beauté d’un trait.
Au bord du doute, je poste ces images.
J’attends la ou les réponses. Quelles que soient les réponses,
j’ai besoin de ces échanges. Ils me questionnent.
C’est le miroir d’un temps et de son envers.
Nous le traversons parfois.
Mais que voyons-nous réellement ?
Le temps absurde d’un songe confiné aux beautés mortifères.

Loookace Bamber. Amiens mars 2020